Comment de bons managers amènent d’excellents employés à échouer ?

Comment de bons managers amènent d’excellents employés à échouer ?

Jean-François Manzoni, le nouveau président de l'IMD, a théorisé le syndrome de l'échec programmé. C'est-à-dire comment un dirigeant peut conduire d'excellents collaborateurs à devenir moins performants. Il explique comment sortir de cet effet Pygmalion inversé.

Jean-François Manzoni préside l'IMD de Lausanne, depuis le 1er janvier, après y avoir été enseignant. Passé par le Canada, Harvard et Singapour, le Français de 56 ans est connu pour ses travaux sur les relations dysfonctionnelles dans le monde de l'entreprise. Spécialiste du leadership, il explique comment la tendance à attribuer des étiquettes, dans le monde de l'entreprise comme en dehors, met en place des cercles vicieux qu'il est très difficile de briser.

– Nouveau président de l'IMD, vous avez théorisé le syndrome de l'échec programmé. De quoi s'agit-il?
Ce syndrome explique comment de bons managers amènent d'excellents employés à échouer. Avec mon collègue Jean-Louis Barsoux, qui est aujourd'hui senior research fellow à l'IMD, nous avons démontré que lorsqu'un supérieur commence à avoir des doutes sur l'efficacité d'un collaborateur ou d'une collaboratrice, une dynamique particulière se met en place. Le patron donne des instructions de plus en plus spécifiques, effectue un suivi de plus en plus serré et devient de plus en plus tendu dans les échanges avec le collaborateur, même s'il essaiera de le dissimuler.

– Avec quelles conséquences?
Dans les faits, les collaborateurs perçus comme non performants comprennent bien qu'ils agacent leur supérieur. La supervision plus stricte dont ils font l'objet provoque une baisse de leur motivation et de leur confiance en eux, ce qui se traduit immanquablement par une baisse de leur performance. Un cercle vicieux se met en place.

– Pourquoi les managers ne s'aperçoivent-ils pas qu'ils ont cette approche dysfonctionnelle des problèmes?
Pour trois raisons. Premièrement, le processus est autoréalisant. Le patron estime avoir fait de son mieux pour aider son collaborateur, mais il a instauré une dynamique qui mine la performance de ce dernier. Le supérieur observe ensuite une faible performance de la part du collaborateur, ce qui le conforte dans son opinion de départ.

– Deuxième raison?
C'est le biais de confirmation. L'être humain voit ce qu'il veut voir, interprète les informations selon ses opinions et se souvient souvent des choses de façon biaisée. Dans notre exemple, le cadre ne voit plus les bonnes performances de son collaborateur. Ce dernier était mauvais, disons, 30% du temps; par son comportement, son supérieur le rend mauvais, disons, 60% du temps et ne voit plus les 40% restants de bonne performance. Ou alors il attribue les choses bien faites à des facteurs extérieurs («c'était très facile, on l'a aidé, il a eu beaucoup de temps»). C'est une réduction de dissonance cognitive: l'être humain n'aime pas avoir deux opinons contraires dans son esprit.

– Dernier facteur?
En cours de processus, le collaborateur s'aperçoit de tout cela et perd de sa considération pour son supérieur. Il ou elle lui colle à son tour une étiquette négative et se comporte d'une façon qui trahit cette croyance. Le supérieur finit par le percevoir, ce qui a deux conséquences. Un: le supérieur se trouve renforcé dans le peu d'estime qu'il ou elle avait déjà pour son collaborateur. Deux: l'employé crée aussi un processus autoréalisant avec son patron: à chaque fois que le cadre réagit de la bonne façon, l'employé ne le verra pas, car il exclura à son tour les informations non congruentes. En résumé, deux cercles vicieux sont à l'œuvre et se renforcent mutuellement.

– En début d'entretien, vous avez mentionné que «de bons managers amènent d'excellents employés à échouer». La dynamique pernicieuse que vous venez de décrire n'est-elle pas l'apanage des mauvais dirigeants?
Pas du tout, tout le monde le fait. Souvent avec les meilleures intentions, d'ailleurs. Ce comportement n'est pas déraisonnable de la part des patrons, qui souvent espèrent seulement limiter la casse. Il existe des managers pathologiques ou pervers, mais ils représentent un très faible pourcentage. En revanche, les relations de travail difficiles sont extrêmement fréquentes.

– Est-ce que seuls les cadres ou dirigeants lancent ces dynamiques?
Il se peut aussi que le collaborateur soit à l'origine de la dynamique de l'échec programmé. Par exemple lorsqu'un nouveau patron arrive, qui succède à un dirigeant qui était très apprécié. Le nouveau venu est mal connu, un collaborateur peut se sentir irrité et il peut tout à fait créer un échec programmé pour le nouveau patron.

– Quelles sont les voies de sortie de cette dynamique?
En l'absence d'une résolution efficace, qui n'est pas évidente compte tenu des caractéristiques de cette dynamique, la sortie est souvent douloureuse: dans beaucoup de cas le collaborateur quitte le poste – volontairement ou pas. Lorsque l'employé «s'accroche», la situation peut demeurer difficile pendant un certain temps, voire même devenir franchement pénible quand le patron désespère de voir l'employé partir et sous le coup de sa frustration devient de plus en plus intransigeant, voire parfois même imbuvable avec le collaborateur. Heureusement, il est possible d'interrompre ces dynamiques de façon plus productive.

– Comment?
En réalité, 50% de la bataille consiste à se rendre compte que l'on est pris dans le cercle vicieux décrit plus haut. Ensuite, il faut mettre en place un dialogue, qui permet au patron de verbaliser ses craintes quant à la performance d'un collaborateur, tout en étant conscient des conséquences de son propre comportement. Pour un manager, il n'est pas souhaitable de se comporter de la même façon avec tout le monde. Il faut trouver un moyen de s'impliquer davantage avec ceux qui en ont besoin, d'une façon qui ne soit pas démotivante ni déshumanisante.

– Est-ce que ce syndrome peut aussi exister entre différents services d'une entreprise, par exemple?
Absolument! Ce syndrome n'est pas un phénomène individuel, il est propre à l'humain, qui «colle des étiquettes» sur ses semblables: «bon» ou «pas bon», «sympa/pas sympa», «ambitieux/mollasson». Un groupe peut tout à fait coller une étiquette négative sur un autre groupe. Et il se trouve que toutes les étiquettes négatives sont autoréalisantes. On le voit aussi avec des clients.

– Comment?
Lorsqu'on estime qu'un client est pénible, on l'écoute moins et avant de le rencontrer, on se prépare à affronter quelqu'un de perçu comme pénible. Or ce quelqu'un s'est probablement préparé de la même façon pour cette rencontre. En sortant du meeting, tout le monde se dit «heureusement qu'on était bien préparés»… Vous avez le même phénomène avec les parents et les enfants. Si les parents estiment qu'un enfant n'est pas très doué, la dynamique est lancée…

– Dans le monde de l'entreprise, est-ce que le niveau hiérarchique a une influence sur l'émergence ou non de ces dynamiques?
Pas vraiment, on retrouve cette dynamique à tous les étages de l'entreprise et de la société. Par exemple, on l'observe dans les comités de direction et au sein des conseils d'administration La même chose se produit dans les relations interculturelles, par exemple entre les Alémaniques et les Romands. Avant un meeting, chacun se prépare en fonction de ses stéréotypes et en ressort conforté dans les étiquettes qu'il a attribuées.

– Des individus sont-ils préparés naturellement à être des leaders?
Oui, une dimension génétique existe clairement. Chacun d'entre nous naît avec des prédispositions à tel ou tel autre type de comportement. Viennent ensuite un processus de développement, un processus éducatif, des expériences formatrices, qui renforcent un certain nombre de tendances. A un certain âge, votre réseau de connexions neuronales vous donne une propension à vous conduire d'une certaine façon. Cette tendance va rendre plus facile la pratique de certains aspects du leadership, et, probablement, d'autres aspects plus difficiles. Quelqu'un de charismatique et d'énergique sera plus enclin à porter une salle par son charisme et son énergie. Ce n'est pas nécessairement le genre de personnes qui écoutent le mieux «naturellement». Heureusement, on peut développer sa capacité à écouter.

– Quelle dimension est plus importante, l'inné ou l'apprentissage?
Les deux dimensions sont importantes, il ne faut pas essayer de les opposer. Vous ne pouvez plus rien faire vis-à-vis de votre programmation génétique ni vis-à-vis de vos expériences formatrices. Ce train a quitté la gare! Par contre, vous pouvez investir temps et énergie dans le développement de «votre version 2.0»: au lieu de toujours réagir de la même façon, on peut comprendre les mécanismes qui nous conduisent à agir de telle ou telle manière et développer la capacité de se conduire de façon plus productive la prochaine fois.

– Après des événements chocs comme le Brexit ou l'élection de Trump en 2016, le système international est-il sur la voie d'un échec programmé?
Il est évident que nous vivons dans une période délicate, marquée par plusieurs inquiétudes majeures. Elles incluent la perte de confiance des citoyens envers le système économique et politique et les élites qui les animent – perte de confiance qui dans beaucoup de pays ouvre la porte au populisme et à la tentation protectionniste. Il y a également les enjeux écologiques, mais aussi le financement des systèmes de santé face à une population vieillissante et des systèmes de retraite dans un contexte de faible taux de rendement. Dans ce contexte, la difficulté pour les leaders consiste à expliquer calmement, honnêtement et avec empathie l'ampleur des problèmes, puis de proposer des solutions qui ne sont malheureusement pas instantanées. La tâche des leaders d'aujourd'hui est très difficile, car ils doivent «vendre de la douleur» et encourager la gratification différée. Ceci dit, je ne crois pas qu'il faille céder au pessimisme.

– Pourquoi?
Malgré cet environnement volatile et complexe, nous jouissons toujours d'une sécurité relative, d'un système de santé et de systèmes de retraite qui fonctionnent. A travers le monde, le système économique des trente dernières années a sorti des centaines de millions de gens de la pauvreté. La mondialisation a produit des effets extraordinairement positifs! Malheureusement, les coûts et bénéfices de ce système n'ont pas été répartis de façon uniforme, entre les pays (certains pays ont plus bénéficié que d'autres) et à l'intérieur de chaque pays (où certains groupes ont plus bénéficié que d'autres).

– Comprenez-vous qu'on montre du doigt les élites qui seraient coupées des réalités?
Oui. La révolte contre les élites politiques, industrielles et culturelles est bien réelle, même si elle est plus perceptible dans certains pays que dans d'autres.

– L'IMD forme aussi des élites…
L'IMD forme des managers et des patrons qui sont en effet en position d'autorité, à un niveau ou à un autre. Nous travaillons directement avec près de 10 000 managers par année, et beaucoup plus indirectement par la dissémination de nos recherches. Notre rôle est d'aider ces managers à devenir de meilleurs patrons et à bâtir des organisations plus performantes à court, moyen et long terme. L'amélioration de la performance individuelle et organisationnelle est en partie une science, à travers la recherche qui y est consacrée à l'IMD et ailleurs, mais elle reste aussi en partie un art. Quand à l'aspect leadership en tant que tel, je ne suis pas sûr que le leadership s'enseigne. Par contre, je suis sûr qu'il s'apprend. Notre rôle est d'aider ces patrons à vouloir et pouvoir développer leurs capacités managériales. Sumantra Ghoshal, l'une des références pour le management, disait que le rôle d'un leader n'est pas de présider à l'inévitable, mais plutôt de produire un résultat qui n'aurait pas été atteint sans son intervention. Et j'ajouterais aujourd'hui «atteindre ce résultat d'une façon qui laisse le système économique, écologique et social en au moins aussi bon état.» Nous avons donc un rôle important à jouer et nous prenons ce rôle très au sérieux.

Interview publiée mardi 3 janvier 2017 et menée par Sébastien Ruche et Ram Etwareea pour le journal suisse LE TEMPS

Repris par Réflexion RH le 22/01/2017
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vendredi 19 avril 2024